La complexité des documents d'urbanisme
Auteur : CHARLES-NEVEU Brigitte
Publié le :
23/07/2014
23
juillet
juil.
07
2014
Texte de l'intervention de Brigitte CHARLES-NEVEU dans le cadre de la Commission du Procès Administratif, le 3 avril 2014.« La propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous.
Le propriétaire peut faire au dessus toutes plantations et constructions qu’il juge à propos, sauf les exceptions établies au titre « des servitudes ou services fonciers (il s’agit des servitudes de droit privé).
Il peut faire au dessous toutes les constructions et fouilles qu’il jugera à propos, et tirer de ces fouilles tous les produits qu’elles peuvent fournir, sauf les modifications résultant des lois et règlements relatifs aux mines et des lois et règlements de police »…
Vous vous demandez sans doute ce que viennent faire ces propos iconoclastes dans une séance dédiée à la complexité des documents d’urbanisme !
Il s’agit de l’article 552 du Code Civil, et j’avoue, ayant écouté mes prédécesseurs, avoir fortement ressenti le besoin de l’évoquer, tel qu’il a été écrit par la loi du 6 février1804, et tel qu’il se trouve toujours en vigueur au 3 avril 2014, sans avoir jamais subi la moindre modification.
On en trouvait bien une trace dans l’ancien article L 112-1 du code de l’urbanisme, mais il en a été évacué par la loi SRU en décembre 2000 !
Les citoyens connaissent parfaitement ce texte, norme générale, lisible et accessible, dont le juge civil veillera à la juste application et sanctionnera les abus éventuels.
Il appartient à la mémoire collective ; nul besoin d’un médiateur des normes (1) pour comprendre ce qu’il veut dire ! Je le mesure chaque fois qu’un client me consulte pour s’assurer que son projet de construction pourra être conduit sans difficulté et que, lui ayant égrené la somme de contraintes, de restrictions, d’autorisations à solliciter et autres embûches à surmonter, il me répond invariablement : « mais je suis chez moi, je fais ce que je veux ! »… C’est vrai pour les constructeurs particuliers, moins pour les professionnels, bien sûr, sauf pour les professionnels étrangers, toujours déconcertés par notre arsenal : RNU, DTA, Lois Montagne, Littoral, OIN, PIG, PPR, ZNIEFF, SCOT, SHVM, SAGE, SDAGE, POS, PLU, PLH, PDU, POA, OAP, PSMV, ZPPAUP, AVAP, ZAC, AFU, DPU, ZAD, PADD, … j’en passe, bien sûr !
Et sans compter les régimes d’autorisations spécifiques, les directives européennes et autres textes communautaires ou internationaux, les législations parallèles (environnement, construction et habitation, copropriété, santé publique,…)
Et sans compter encore l’articulation de ces normes entre elles, dans des rapports tantôt de compatibilité, tantôt de conformité, de cohérence ou de simple prise en compte …
Il arrive donc qu’un propriétaire, instruit des obstacles qui se dressent entre lui et sa future construction, décide en définitive de ne rien demander du tout et de construire … sans aucune autorisation !
Jamais l’avocat ne cautionnera pareille monstruosité, bien sûr, mais il s’inquiétera tout de même de savoir : « Madame, Monsieur, entretenez-vous de bons rapports avec vos voisins ? »
La complexité de la norme d’urbanisme tient à la fois à sa technicité et à son instabilité, qui en font un facteur d’insécurité (I). Sa cohabitation avec les principes du droit civil, les atteintes qu’elle porte au droit de propriété au gré des différentes politiques urbanistiques ajoutent encore à cette complexité (II).
I - LA NORME D’URBANISME, FACTEUR D’INSECURITE
1. Technicité de la norme d’urbanisme
Revenons encore à l’article 552 du code civil, parfaitement lisible et accessible à tous, et confrontons le un instant à un extrait du règlement d’un plan communal, opposable aux autorisations de construire, relatif à l’implantation des constructions par rapport aux limites aboutissant aux voies et opérant un cumul de deux bandes de constructibilité:
« « article UB 7 § 7.1.1.2 : pour tous les autres terrains, sur une profondeur maximale de 16 mètres comptés ainsi qu’il est écrit au paragraphe 7.1.1.1, tout bâtiment, non compris les niveaux de sous sol, doit s’implanter sur une ou plusieurs des limites séparatives du terrain qui touchent une voie, ou à une distance de ces limites, balcons et oriels compris, au moins égale à 5 mètres » ; l’article 7.1.1.1 précise quant à lui que « la bande de 16 mètres doit être mesurée à partir de la limite de l’alignement ou à compter de la limite de construction autorisée compte tenu d’une marge de recul de 5 mètres, …… »
Nous avons tous parfaitement compris le sens de cette norme. Les tiers requérants, le bénéficiaire du permis, l’administration, l’avaient aussi bien compris, sauf que … chacun en avait une lecture différente ! Le juge des référés et le Tribunal l’avaient aussi parfaitement compris, le premier pour dire que la norme avait été respectée, le second pour conclure à sa violation et annuler le permis ! …
En conclusion, les documents d’urbanisme sont lisibles et accessibles à tous, sous réserve d’avoir un doctorat d’architecture ou un diplôme d’ingénieur du bâtiment, car les règles qu’ils édictent ne sont pas des règles de droit, mais des normes essentiellement techniques, d’où le grand embarras des juristes à les manipuler.
Peut-être le juge administratif pourrait-il accueillir avec plus d’indulgence le moyen tiré de l’inopposabilité de la norme obscure ?
2. Instabilité de la norme d’urbanisme
Revenons à l’article 552 qui, comme ceux qui le précédent au titre II («De la propriété ») du livre II du code civil, se trouve dans notre droit positif « tel quel » depuis 210 ans …
Et comparons le un instant à un article du code de l’urbanisme, au hasard, l’article L 123-1 (je n’ai pas eu le temps de chercher celui qui pourrait prétendre figurer sur le Guinness des records pour le plus grand nombre de réécritures dans le minimum de temps). Mais il faut en parler car la législation de l’urbanisme constitue le cadre, le support des documents d’urbanisme.
Pour le L 123-1, pas moins de 38 modifications, certaines à quelques semaines ou mois d’intervalle ; à dénoncer, aussi, cette pratique détestable mais désormais courante, qui consiste à donner les versions « à venir » jusqu’à des échéances « non précisées », transformant le droit en art divinatoire.
Cela n’est évidemment pas admissible, dans un système qui prétend par ailleurs consacrer un principe de sécurité juridique.
A cette instabilité chronique de la législation s’ajoute la versatilité des politiques locales ou nationales.
En 1993 déjà, les Professeurs Christian ATIAS et Jean-Louis BERGEL s’en inquiétaient : « l’administration peut autoriser ce qu’elle avait interdit » … et inversement ! « Les propriétaires ne peuvent donc pas compter sur une stabilité définitive des règles d’utilisation du sol ; et leur déception sera encore accrue par le sentiment qu’aura été trahie la confiance qu’ils avaient cru pouvoir placer dans des documents officiels, établis selon une procédure rigoureuse. Leur sentiment sera inévitablement que leurs droits auront été méconnus, que leurs attentes légitimes auront été trompées. » (2)
3. Les dangers de la norme d’urbanisme
Les mêmes dénonçaient les conséquences sur le droit de propriété et, au-delà,
- sur la valeur des biens
- sur la sécurité des transactions immobilières
- sur la sécurité et la stabilité des rapports de droit privé largement entendus.
Et c’est l’explosion du contentieux des documents d’urbanisme !
Propriétaires fonciers, constructeurs professionnels s’insurgent, souvent en vain.
Tel propriétaire luttera corps à corps pendant des années avec un emplacement réservé jugé injustifié, tel autre se battra sans relâche contre un zonage pénalisant son terrain, sans comprendre que la parcelle voisine inconstructible s’ouvre soudainement à l’urbanisation, le fait que son propriétaire soit 1er adjoint n‘étant, bien sûr, que pure coïncidence…
Le risque de corruption élevé a en effet été souvent dénoncé. (3)
Mais c’est dans ses rapports avec le droit civil de la propriété foncière que l’application de la règle d’urbanisme se révèle le plus complexe.
II – NORME D’URBANISME vs DROIT DE PROPRIETE
1. Propriété privée et indemnisation
Un exemple emblématique des atteintes « mal vécues » au droit de propriété est illustré par le contentieux de la « non indemnisation des servitudes d’urbanisme ».
Si l’expropriation, aussi pénalisante soit-elle pour les expropriés qui se sont vus refuser la réparation d’un préjudice moral souvent bien réel et important (4) permet néanmoins de prétendre à une juste (sous la réserve ci-dessus) et préalable indemnité, tel n’est pas le cas des servitudes d’urbanisme dont l’article L 160-5 a posé le principe de non indemnisation.
Le code de l’urbanisme recèle au demeurant de multiples autres outils permettant de porter des atteintes substantielles au droit de propriété immobilière privée, sans contre partie.
Certes l’article L 160-5 comporte quelques exceptions, mais il suffit de regarder la jurisprudence pour constater que les hypothèses où ces exceptions ont été admises sont d’une extrême rareté, alors que les cas où l’indemnisation a été repoussée sont particulièrement nombreux !
Je vous entends me dire que « ce sont les avocats qui ne font pas sérieusement leur travail, et qui poussent à la procédure au lieu de décourager des actions vouées à l’échec »…
Et bien non ! Les avocats informent pleinement leurs clients.
Mais un propriétaire foncier qui disposait d’une parcelle constructible, héritée ou honnêtement acquise au prix d’économies et de sacrifices financiers, qui avait l’intention de la vendre pour en tirer un bon prix , ou qui prévoyait d’y édifier une maison pour ses enfants, rechigne vraiment à accepter sans se battre que son bien soit déprécié, voire vidé de sa substance par une volonté extérieure à la sienne.
Certains sont même allés – les insolents - jusqu’à tenter une QPC … en vain. (5 et 6)
Même informé du peu de chance de succès de son action, le propriétaire priera l’avocat de la tenter tout de même, ce qui explique le contentieux toujours abondant en ce domaine, pourtant largement verrouillé par les textes et par la jurisprudence.
En effet, les politiques urbanistiques qui malmènent les intérêts particuliers des propriétaires sont en elles-mêmes le germe d’un contentieux abondant.
2. Politique d’urbanisme ou urbanisme politique ?
Il est courant de parler de « politique en matière d’urbanisme ». Et de la politique de l’urbanisme à l’urbanisme politique, il n’y a qu’un pas.
Les lois SRU, ENL, GRENELLE (I et II), ALUR, … sont des lois de politique d’urbanisme (entre autres), et des lois politiques tout court.
L’instrumentalisation de l’urbanisme à des fins politiques est-elle une dérive contre laquelle s’insurger ?
Un fossé semble bien se creuser entre ces politiques publiques et les attentes de la majorité des citoyens, reflet du conflit entre les deux conceptions de « l’intérêt général » : volontariste ou libérale.
Les contraintes qui pèsent sur la constructibilité d’abord, sur la construction ensuite, le surcoût qu’elles entrainent inévitablement sont à l’évidence en grande part responsables de la pénurie de logements en France.
Dans le même temps, et alors que les difficultés économiques frappaient une frange de plus ne plus importante de la population, le droit au logement était proclamé avec force.
L’intérêt général – ce papillon – que poursuit le droit de l’urbanisme allait se trouver en conflit avec l’intérêt général qui s’attache au droit au logement …
Les normes d’urbanisme doivent être cohérentes entre elles, mais les politiques publiques devraient l’être, aussi.
L’attitude actuelle qui consiste à éluder le contrôle du juge au motif qu’il y a trop de recours, à étrangler le contentieux en limitant le droit d’action ou en supprimant un degré de juridiction, sans agir sur ses causes est une bien mauvaise réponse à un vrai problème.
Si les règles d’urbanisme sont devenues trop nombreuses, trop contraignantes – et assurément, elles le sont –, alors allégeons-les, supprimons-les, mais ne laissons pas passer le message qu’elles pourront ne pas être respectées dans certains cas et en certains lieux, et qu’on ne sera pas trop regardants …
Je n’ai pas voulu faire le procès du droit de l’urbanisme, mais j’ai choisi d’aborder le sujet d’un point de vue résolument civiliste, pour tenter de restaurer (d’instaurer ?) un dialogue entre droit public et droit privé, entre les principes séculaires du code civil et les règles d’urbanisme, pour ne plus lire, sous la plume des plus grands civilistes, des mots trop durs, comme ceux que j’emprunterai pour conclure au Professeur Christian ATIAS dans une chronique publiée en 1996 (7) :
« A la recherche de pouvoirs sans cesse accrus, l’Etat ferait de la propriété non plus une valeur à sauvegarder, mais une cible, à viser et à atteindre (…) L’expropriation est trop brutale et trop voyante. L’exhérédation par l’impôt est trop lente. D’autres moyens d’organiser la ruine des propriétaires peuvent être mis en œuvre. La libre détermination par le pouvoir politique local des terres constructibles et de celles qui sont mises hors du commerce est sans doute le plus radical. »
Qu’écrirait-il, aujourd’hui ?
Index:
(1) décret n° 201-309 du 7 mars 2014
(2) AJDA 1993 p. 98
(3) actualisation au 20 juillet 2014 : voir rapport annuel du SCPC du 27 juin 2014)
(4) Cons. Constit. déc. n° 2010-87 QPC du 21 janvier 2011
(5) CE 16 juillet 2010, SCI La Saulaie, n° 334665
(6) CAA Marseille, 29 mars 2011, Epoux MASSIN, RDI 2011 p. 408, commentaire Pierre Soler-Couteaux
(7) AJDI 1996, chronique page 9
Cet article n'engage que son auteur.
Crédit photo : © laurent hamels - Fotolia.com
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