Le décret JADE impose-t-il que le référé provision soit précédé d’une demande préalable à l’administration ?
Auteur : CHARLES-NEVEU Brigitte
Publié le :
07/11/2019
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2019
Le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 (dit « JADE ») impose-t-il que le référé provision soit précédé d’une demande préalable à l’administration ? C’est la question à laquelle le Conseil d’Etat a répondu par l’affirmative par deux décisions du 23 septembre 2019 (req. n° 427923 et 427925) rendues au visa des articles R 421-1 et R 541-1 du code de justice administrative (CJA).
Cette position met-elle un terme à l’évolution favorable qu’avait connue le référé provision depuis le décret du 22 novembre 2000 ?
1- Une évolution contrariée ? Issu du décret n° 89-641 du 7 septembre 1989, le référé-provision administratif de l’ancien article 129 du code des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel s’inspirait du référé provision civil (article 809 al. 2 CPC) sans toutefois en être la stricte retranscription.
En permettant au juge d’octroyer une provision au requérant dès lors que l’obligation n’était pas jugée sérieusement contestable et au besoin en assortissant la condamnation de la constitution d’une garantie, le référé provision avait vocation à répondre à des demandes d’indemnités ne posant qu’un problème d’évaluation (1).
Au départ cependant, le texte imposait l’obligation de déposer une requête « au fond », ce qui cantonnait le référé provision à un rôle d’accessoire de l’instance au fond, relativisant son intérêt et son efficacité.
Le bilan du référé provision se révélait donc insatisfaisant. (1)
Aussi, le décret n° 2000-1115 du 22 novembre 2000 supprimait expressément toute condition de recevabilité tenant à l’existence d’une requête au fond. Le référé provision devenait une procédure autonome, et gagnait ainsi ses lettres de noblesse dans l’arsenal procédural administratif.
Bien que n’étant pas conditionné par la démonstration de l’urgence, le référé provision appartenait bien au domaine du référé (procédures « accélérées »), dont l’esprit est incontestablement de fournir au requérant la possibilité d’une solution rapide et d’éviter la lourdeur d’une instance au fond.
C’est dans cet esprit que le juge administratif admettait que le référé provision pouvait être engagé sans condition de délai (sous réserve de la prescription quadriennale de la créance), qu’il était recevable sans avoir à être précédé d’une demande préalable, sauf dans le cas où une telle procédure était expressément prévue : CE, 10 juill. 2002, n° 24441 (en matière fiscale, demande préalable requise par le livre des procédures fiscales) ; CE 10 juin 2009 n° 322242 et CE 16 décembre 2009 n° 326220 (en matière contractuelle, le contrat stipulant une procédure préalable ; encore suffisait-il que cette procédure préalable ait été engagée, sans attendre son issue).
En l’absence de contestation sérieuse sur le quantum, le juge administratif décidait – à l’instar du juge judiciaire – que la provision pouvait représenter l’intégralité de la créance, pour autant que le requérant fut en mesure de liquider celle-ci.
A défaut, rien n’empêchait un requérant de saisir le juge de demandes successives de provisions à mesure de l’évolution du litige (CE 16 janvier 2012, n° 352122).
Ces positions étaient manifestement conformes à l’esprit de la loi : permettre un règlement définitif d’un litige pécuniaire, nonobstant le caractère par nature provisoire de l’ordonnance rendue. Ce mouvement s’est-il interrompu avec la nouvelle rédaction de l’article R 421-1, et l’interprétation qu’en donnent les décisions rapportées, dans son articulation avec les dispositions de l’article R 541-1 ? En l’espèce, les requérants avaient obtenu du juge des référés une provision au titre du préjudice qu’ils estimaient avoir subi du fait de l’administration pénitentiaire ; sur appel de celle-ci, l’ordonnance est annulée et la demande rejetée au motif qu’ils n’auraient pas effectué une demande préalable, au sens de l’article R 421-1 CJA dans sa rédaction issue du décret du décret du 2 novembre 2016.
En l’absence d’une telle demande, aucune décision de l’administration, expresse ou tacite, ne pouvait donc exister.
C’est donc en réalité l’absence de décision préalable à la date où le juge des référés avait statué qui est ici sanctionnée.
Le Conseil d’Etat pouvait-il se prononcer autrement au regard de l’avis donné le 27 mars 2019 sur l’interprétation de l’alinéa 2 de l’article R 421-1 ?
2- Une contrariété annoncée ? A l’origine l’article R 421-1 disposait : Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée.
Dans sa rédaction issue du décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016 (art. 10), il dispose :
La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée.
Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. (3)
L’alinéa 2 introduit en 2016 pouvait paraître redondant puisque la rédaction antérieure prévoyait déjà que « la juridiction » ne pouvait être saisie que par voie de recours formé contre une décision, sauf à considérer que l’ajout, visant spécifiquement les demandes tendant au paiement d’une somme d’argent, avait pour but de condamner toute possibilité de lier le contentieux en cours d’instance.
C’est pourtant une interprétation tout à fait inverse qui a été donnée par le Conseil d’Etat dans un avis n° 426472 du 27 mars 2019.
Tout en retenant que la requête tendant au versement d’une somme d’argent est irrecevable en l’absence de décision préalable de l’administration, il a estimé en effet que la recevabilité de la requête au regard de cette exigence doit s’apprécier non à la date où le juge est saisi mais à la date où il statue, et que l’intervention d’une telle décision en cours d’instance régularise la requête (et ce, même si l’administration avait soulevé l’irrecevabilité pour ce motif).
On relèvera cependant que l’avis a été sollicité par le Tribunal de Châlons en Champagne dans le cadre d’une procédure au fond, mais non d’un référé provision. (2)
La solution devait-elle nécessairement être transposée au référé provision ?
3- Une contrariété évitable ? L’article R 421-1 modifié par le décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016 (art. 10) s’emplace au Livre IV du CJA : L'introduction de l'instance de premier ressort, TITRE II : Les délais.
La matière du référé fait l’objet d’un Livre distinct, le Livre V du CJA.
L’article R 541-1 quant à lui est le premier des 6 articles composant le chapitre unique du Titre IV (« Le juge des référés accordant une provision ») de ce Livre V. Sa rédaction est inchangée depuis son avènement par le décret n°2000-1115 du 22 novembre 2000 (4).
Si le Livre V traitant du référé comporte des dérogations expresses aux règles « générales » figurant au Livre IV (par exemple, article R522-3 alinéa 2 (5), et si les dispositions des articles L 521-3 (référé mesures utiles), R 531-1 (référé constatation), R 532-1 (référé instruction) précisent expressément qu’une décision préalable de l’administration ne conditionne pas la recevabilité de la requête, d’autres l’impliquent tacitement (L 521-1 référé liberté), L 521-4 (référé rétractation), et la jurisprudence l’avait admis pour le référé provision.
Certes, le livre V, n’a pas été modifié suite à la réécriture de l’article R 421-1, pour en exclure expressément l’application au référé provision.
Il était cependant permis de penser que, même en l’absence de dérogation expresse, toutes les dispositions du livre IV s’imposant à l’instance au fond devant le Tribunal, n’avaient pas à être transposées à la matière – distincte – du référé, serait-ce pour en respecter l’esprit.
Il est constant en effet que les exigences de la procédure doivent être adaptées à sa nature et à son objet.
Ainsi, dans les dispositions communes à la matière du référé, l’article L 511-1 CJA dispose que le juge des référés doit se prononcer dans les meilleurs délais.
En outre, l’article L 5 du CJA figurant au Titre Préliminaire rappelle expressément, à propos de l’instruction contradictoire, que les exigences de la contradiction doivent être adaptées à celles de l'urgence ; l’on pouvait considérer que les règles de recevabilité doivent implicitement s’adapter aussi à celles de l’urgence et, plus largement, à la matière du référé, même sans condition d’urgence,
Ce que rappelait le Professeur Charles-André DUBREUIL en ces termes : Néanmoins, ce n’est pas parce qu’il est inutile d’apporter la preuve d’une situation d’urgence, que le contexte dans lequel se situe le demandeur d’une provision n’est pas urgent. Il convient dès lors que le juge use de ce procédé « comme si » il y avait urgence. Celle-ci tient alors une place importante en matière de référé-provision et se décline de diverses manières au sein de la procédure qui le régit. Il s’agit en effet de permettre un jugement rapide, et les règles procédurales sont adéquatement adaptées à cette fin. Ainsi, à l’image des autres référés, « si l’urgence n’est pas une condition de leur succès, il va de soi que leur dénomination signifie qu’ils doivent être rapidement jugés, par un juge statuant seul et au terme d’une procédure allégée, caractérisée notamment par l’engagement rapide et l’abrègement de la contradiction. (6)
Ce n’est pas la position retenue par le CE dans les arrêts rapportés.
On peut le regretter car le référé provision se trouve ainsi vidé d’une grande part de son intérêt et de son efficacité, et pourrait perdre sa vocation « d’outil de prévention des litiges pécuniaires au fond ».
Au surplus, le référé provision, traditionnellement considéré comme n’étant assujetti à aucune condition de délai, se trouvera désormais soumis au respect du délai de deux mois à compter de la notification d’une décision expresse de l’administration ou l’acquisition d’une décision tacite.
Au demeurant, en précisant dans son avis du 27 mars 2019 que la requête tendant au versement d’une somme d’argent pouvait être rejetée en l’absence de décision préalable de l’administration « même si, dans son mémoire en défense l’administration n’a pas soutenu que cette requête était irrecevable », le Conseil d’Etat a donc entendu en faire un moyen que le juge peut relever d’office.
Or les dispositions de l’art. R. 611-7 al. 1 imposent au juge d’en informer les parties et de fixer un délai dans lequel elles peuvent présenter leurs observations sur le moyen communiqué. Il a été jugé que ce texte est applicable aux procédures de référé et notamment au référé provision (CE 14 juin 2006, Sté France Telecom Marine, n° 282317)
Par ailleurs, l’irrecevabilité encourue étant régularisable, la juridiction devrait inviter le requérant à régulariser (8).
Le requérant négligent alors informé pourra régulariser en adressant aussitôt sa réclamation préalable.
Mais dans tous les cas de figure, il faudra tout de même que la réponse de l’administration intervienne avant que le juge statue.
Or une décision implicite de rejet d’une demande n’étant acquise qu’au bout de deux mois (et une décision expresse pouvant intervenir également juste avant l’issue de ce délai), l’examen de la demande de provision par le juge des référés devra s’en trouver d’autant retardé, au point que certains plaideurs jugeront peut-être plus prudent de saisir le Tribunal au fond.
Il n’est pas sûr que ce fut le but recherché par le décret de 2006.
Le régime procédural des référés gagnerait à être plus strictement distingué de celui des procédures au fond, pour conserver tout son attrait.
En pratique : En matière contractuelle, un recours préalable à la saisine du juge est généralement prévu par les conventions (9) ; il faut être vigilant afin de mettre en œuvre la procédure préalable telle que contractuellement prévue.
En matière quasi délictuelle, même s’il est tout de même fréquent qu’une demande préalable soit adressée à l’administration, la démarche doit devenir systématique.
Dans l’un et l’autre cas, le requérant pourrait déposer la requête en référé provision sans attendre la réponse expresse ou tacite de l’administration, mais c’est à ses risques et périls, car il n’est pas certain que le juge statue au-delà des deux mois (ou après décision expresse), alors même que ce dernier a l’obligation de se prononcer « dans les meilleurs délais », et que c’est lui – et non les parties - qui a la maîtrise de la procédure.
A défaut, il appartiendra au requérant de déposer une nouvelle requête en référé provision (la procédure de l’article R 521-4 n’ayant pas vocation à s’appliquer en l’espèce), ou une requête au fond, sous la réserve de se trouver encore dans le délai de deux mois depuis l’intervention de la décision préalable de l’administration ...
Pour éviter de se voir opposer une forclusion, il lui appartiendra, le cas échéant, de formuler une nouvelle demande préalable, qui pourrait être justifiée par l’évolution de la créance. Index:
- Rapport n° 380 (1998 – 1999) de M. René GARREC au nom de la commission des lois, 26 mai 1999
- Par avis du 3 octobre 2012, le Conseil d’Etat avait indiqué que le juge du référé provision n’était pas fondé à lui transmettre une question de droit que soulève l'existence de l'obligation invoquée devant lui – ce qui traduit par définition l’existence d’une difficulté sérieuse faisant obstacle à l’octroi de la provision)
- Complété par un alinéa 3 issu du Décret n°2019-82 du 7 février 2019 - art. 24 : Les mesures prises pour l'exécution d'un contrat ne constituent pas des décisions au sens du présent article.
- R 541-1 CJA : Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie.
- R 522-3 alinéa 2 : Par dérogation aux dispositions de l'article R. 414-1, les parties et mandataires mentionnés au premier alinéa de cet article non encore inscrits dans l'application informatique peuvent adresser leur requête à la juridiction par tous moyens.
- C.-A. Dubreuil, Le référé-provision, référé administratif au fond ? RFDA 2007 p. 1005
- Aux termes de l’article R. 612-1 al. 1, lorsque des conclusions sont entachées d'une irrecevabilité susceptible d'être couverte après l'expiration du délai de recours, la juridiction ne peut les rejeter en relevant d'office cette irrecevabilité qu'après avoir invité leur auteur à les régulariser.
- L’article R 522-2 CJA qui écarte les dispositions de l’article R 612-1 ne concerne que les cas où le juge des référés statue en urgence (référé suspension, liberté, mesures utiles).
- Le CE avait admis que, si le recours contractuel devait être engagé, il n’était pas nécessaire d’attendre son résultat pour saisir le juge d’un référé provision (CE 10 juin 2009, Sté de cogénération et de production de Boe, req. N° 322242, AJDA 2009 p. 1176 ; CE 16 déc. 2009, req. N° 326220 , Sté d'architecture groupe 6, Lebon T. 889)
Cet article n'engage que son auteur.
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